Lettres écrites d’Égypte et de Nubie en 1828 et 1829/4

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59crée; c’est sans contredit le plus beau monument arabe qui reste en Égypte. La délicatesse des sculptures est incroyable, et cette suite de portiques en arcades est d’un effet charmant. Je ne parlerai ici ni des autres mosquées, ni des tombeaux des califes et des sultans mamelouks, qui forment autour du Caire une seconde ville plus magnifique encore que la première; cela me mènerait trop loin, et c’en est assez de la vieille Égypte, sans m’occuper de la nouvelle.

    Lundi 22 septembre, je montai à la citadelle du Caire, pour rendre visite à Habid-Effendi, gouverneur, et l’un des hommes les plus estimés par le vice-roi. Il me reçut fort agréablement, causa beaucoup avec moi sur les monuments de la Haute-Égypte, et me donna quelques conseils pour les étudier plus à l’aise. En sortant de chez le gouverneur, je parcourus la citadelle, et je trouvai d’abord des blocs énormes de grès, portant un bas-relief, où est figuré le roi Psamméticlius II, faisant la dédicace d’un propylon: je l’ai fait copier avec soin. D’autres blocs épars, et qui ont appartenu au morne monument de Memphis d’où ces pierres ont été apportées, m’ont offert une particularité fort curieuse. Chacune de ces pierres, parfaitement dressées et taillées, porte uwe, marque constatant sous quel 60roi le bloc a été tiré de la carrière; la légende royale, accompagnée d’un titres qui fait connaître la destination du bloc pour Memphis, est gravée dans une aire carrée et creuse. J’ai recueilli sur divers blocs les marques de trois rois: Psammétichus II, Apriés, son fils, et Amasis, successeur de ce dernier: ces trois légendes nous donnent donc la durée de la construction de l’édifice dont ces blocs faisaient partie. Un peu plus loin, sont les ruines du palais royal du fameux Salahh-Eddin (le sultan Saladin), le chef de la dynastie des Ayoubites; un incendie a dévoré les toits, il y a 4 ans, et depuis quelques mois, on démolit parfois ce qui reste de ce grand et beau monument: j’ai pu reconnaître une salle carrée, la principale du palais. Plus de 30 colonnes do granit rose, portant encore les traces de la dorure épaisse qui couvrait leur fût, sont debout, et leurs énormes chapiteaux de sculpture arabe, imitation grossière de vieux chapiteaux égyptiens, sont entassés sur les décombres. Ces chapiteaux, que les Arabes avaient ajoutés à ces colonnes grecques ou romaines, sont tirés de blocs de granit enlevés aux ruines de Memphis, et la plupart portent encore des traces de sculptures hiéroglyphiques: j’ai même trouvé sur l’un d’entre eux, à la partie qui 61joignait le fût à la colonne, un bas-relief représentant le roi Nectanèbe, faisant une offrande aux dieux. Dans une de mes courses à la citadelle, où je suis allé plusieurs fois pour faire dessiner les débris égyptiens, j’ai visité le fameux puits de Joseph, c’est-à-dire le puits que le grand Saladin (Salahh-Eddin-Joussouf) a fait creuser dans la citadelle, non loin de son palais; c’est un grand ouvrage. J’ai vu aussi la ménagerie du pacha, consistant en un lion, deux tigres et un éléphant; je suis arrivé trop tard pour voir l’hippopotame vivant: la pauvre béte venait de mourir d’un coup de soleil, pris en faisant sa siesta sans précaution; mais j’en ai vu la peau empaillée à la turque, et pendue au-dessus de la porte principale de la citadelle. J’ai visité avant hier Maharnmed-Bej defterdar (trésorier) du pacha. Il m’a fait montrer la maison qu’il construit à Boulaq sur le Nil, et dans les murailles de laquelle il a fait encastrer, comme ornement, d’assez beaux bas-reliefs égyptiens, venant de Sakkarah; c’est un pas fort remarquable, fait par un des ministres du pacha, assez renommé pour son opposition à la réforme.

J’ai trouvé ici notre agent consulaire, M. Derche, malade, et, parmi les étrangers, lord Prudhoe, M. Burton et le major Félix, Anglais, qui 62s’occupent beaucoup d’hiéroglyphes, et qui me comblent de bontés. Je n’ai encore fait aucune acquisition : je présume que notre arrivée a fait hausser le prix des antiquités ; mais cela ne peut durer long-temps. Je pars demain ou après pour Memphis ; je ne reviendrai pas au Caire cette année ; nous débarquerons près de Mit-Rahiné (le centre des ruines de la vieille ville), où je m’établirai ; je pousserai de là des reconnaissances sur Sakkarah^ Dahschour ettoute la plaine de Memphis ^ jusqu’aux grandes pyramides de Gizéli, d’où j’espère dater ma prochaine lettre. Après avoir couru le sol de la seconde capitale égyptienne, je mets le cap sur Tlîèbes, où je serai vers la fin d’octobre, après m’être arrêté quelques heures à Abydos et à Dendéra. Ma santé est toujours excellente et meilleure qu’en Europe ; il est vrai que je suis un homme tout nouveau : ma tête rasée est couverte d’un énorme turban ; je suis complètement habillé à la turque, une belle moustache couvre ma bouche, et un large cimeterre pend à mon côté : ce costume est très-chaud, et c’est justement ce qui convient en Égypte ; ony sue à plaisir et l’on s’y porte de même. Les Arabes me prennent partout pour un naturel ; dans peu je pourrai joindre l’illusion de la parole à celle des 63habits; je débrouille mon arabe, et à force de jargonner, on ne me prendra plus pour un débutant. J’ai déjà recueilli des coquilles du Nil pour M. de Férussac ...... J’attends impatiemment des lettres de Paris ...... Adieu. 64

QUATRIÈME LETTRE.
Sakkarah, le 5 octobre 1828.

Nous sommes restés au Caire jusqu’au 3o septembre, et le soir du même jour nous avons couché dans notre maasch, afin de mettre à la voile le lendemain de bonne heure pour gagner l’ancien emplacement de Memphis. Le 1er octobre, nous passâmes la nuit devant le village de Massarah, sur la rive orientale du Nil, et le lendemain, à six heures du matin, nous courûmes la plaine pour atteindre des grandes carrières que je voulais visiter, parce que Memphis, sise sur la rive opposée, et précisément en face, doit être sortie de leurs vastes flancs. La journée fut excessivement pénible; mais je visitai presque une à une toutes les cavernes dont le penchant de la montagne de Thorrah est criblé. J’ai constaté que ces carrières 65de beau calcaire blanc ont été exploitées à toutes les époques, et j’ai trouvé i° une inscription datée du mois de Paoplii de l’an IV de l’empereur. Auguste; 2° une seconde inscription de l'an VII, même mois, d’un Ptolémée, qui doit être Soter ler puisqu’il n’y a pas de surnom; 3° une inscription de l’an II du roi Acoris, l’un des insurgés contre les Perses; enfin deux de ces carrières et les plus vastes ont été ouvertes l’an XXII du roi Amosis, le père de la 18e dynastie, comme portent textuellement deux belles stèles sculptées à même dans le roc, à côté des deux entrées. Ces mêmes stèles indiquent aussi que les pierres de cette carrière ont été employées aux constructions des temples de Phtha, d’Apis et à'Ammon à Memphis, et cette indication donne la date de ces mêmes temples bien connus de l’antiquité. J’ai trouvé aussi, dans une autre carrière, pour l’époque harmonique, deux monolithes tracés à l’encre rouge sur les parois, avec une finesse extrême et une admirable sûreté de main; la corniche de l’un de ces monolithes, qui n’ont été que mis en projet, sans commencement d’exécution, porte le prénom et le nom propre de Psammétichus 1er. Ainsi, les carrières de la montagne arabique, entre Thorrah et Massarah, ont été exploitées sous les Pharaons, les Perses, les Lagides, les Romains et dans les temps modernes:

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66j’ajoute que cela tient à leur voisinage des capitales

successives de l’Égypte, Memphis, Fosthat et le Caire. Rentrés le soir dans nos vaisseaux, comme les Grecs venant de livrer un assaut à la ville de Troie, mais plus heureux qu’eux, puisque nous emportions quelque butin, je fis mettre à la voile pour Bédréchéin, village situé à peu de distance sur le bord occidental du Nil. Le lendemain, de bonne heure, nous partîmes pour l’immense bois de dattiers qui couvre l’emplacement de Memphis : passé le village de Bédréchéin, qui est à un quart d’heure dans les terres, on s’aperçoit qu’on foule le sol antique d’une grande cité, aux blocs de granit dispersés dans la plaine, et à ceux qui déchirent le terrain et se font encore jour à travers les sables, qui ne tarderont pas à les recouvrir pour jamais. Entre ce village et celui de Mit-Rahinéh, s’élèvent deux longues collines parallèles, qui m’ont paru être les éboulements d’une enceinte immense, construite en briques crues comme celle de Sais, et renfermant jadis les principaux édifices sacrés de Memphis. C’est dans l’intérieur de cette enceinte que nous avons vu le grand colosse exhumé par M. Caviglia. Il me tardait d’examiner ce monument, dont j’avais beaucoup entendu parler, et j’avoue que je fus agréablement surpris de trouver un magnifique morceau de sculpture égyptienne. Le colosse, NP///. Page 67









Portrait de SÊSOSTRIS.
Colosse renversé de Memphis

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QUATRIÈME LETTRE.
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dont une partie des jambes a disparu, n’a pas moins de 34 pieds et demi de long. Il est tombé la face contre terre, ce qui a conservé le visage parfaitement intact. Sa physionomie suffit pour me le faire reconnaître comme une statue de Sésostris, car c’est en grand le portrait le plus fidèle du beau Sésostris de Turin ; les inscriptions des bras, du pectoral et de la ceinture, confirmèrent mon idée, et il n’est plus douteux qu’il existe, à Turin et à Memphis, deux portraits du plus grand des Pharaons. J’ai fait dessiner cette tète avec un soin extrême (Pl. 3.), et relever toutes les légendes. Ce colosse n’était point seul ; et si j’obtiens des fonds spéciaux pour des fouilles en grand à Memphis, je puis répondre, en moins de trois mois, de peupler le Musée liu Louvre de statues des plus riches matières et du plus grand intérêt pour l’histoire. Ce colosse, devant lequel sont de grandes obstructions calcaires, était, selon toute apparence, placé devant une grande porte et devait avoir des pendants : j’ai fait faire quelques fouilles pour m’en assurer, mais le temps me manquera. Un peu plus loin et sur le même axe, existent encore de petits colosses du même Pharaon, en granit rose, mais en fort mauvais étal. C’était encore une porte.

Au nord du colosse exista un temple de Vénus (Hathôr), construit en calcaire blanc, et hors de

5.

68la grande enceinte, du côté de l’orient : j’ai continué

des fouilles commencées par 'Caviglia; le résultat a été de constater dans cet endroit même l’existence d’un temple orné de colonnes-pilastres accouplées, et en granit rose, et dédié à Phtha et à Hathôr (Vulcain et Vénus), les deux grandes divinités de Memphis, par Ramsès-le-Grand. L’enceinte principale renfermait aussi, du côté de l’est, une vaste nécropole semblable à celle que j’ai reconnue à Sais.

    C’est le 4 octobre que je suis venu camper à Sakkarah, car nous sommes sous la tente; une d’elles est occupée par nos domestiques : tous les soirs, sept ou huit Bédouins choisis d’avance font la garde de nuit et les commissions le jour ; ce sont de braves et excellentes gens, quand on les traite en hommes.

    J’ai visité ici, à Sakkarah, la plaine des momies, l’ancien cimetière de Memphis, parsemé de pyramides et de tombeaux violés. Cette localité, grâces à la rapace barbarie des marchands d’antiquités, est presque tout-à-fait nidle pour l’étude : les tombeaux ornés de sculptures sont, pour la plupart, dévastés, ou recomptés après avoir été pillés. Ce désert est affreux, il est formé par une suite de petits monticules de sable produits des fouilles et des bouleversements, le touj parseuié

d’ossements humains, débris des vieilles généra69

QUATRIÈME LETTRE.
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tions. Deux tombeaux seuls ont attiré notre attention, et m’ont dédommagé du triste aspect de ce champ de désolation. J’ai trouvé, dans l'un d’eux, une série d’oiseaux sculptés sur les parois, et accompagnés de leurs noms en hiéroglyphes ; cinq espèces de gazelles avec leurs noms ; et enfin quelques scènes domestiques, telles que l’action de traire le lait, deux cuisiniers exerçant leur art, etc. Nos portefeuilles se grossissent du fruit

de ces découvertes.... Adieu. 70

CINQUIÈME LETTRE.
Au pied des pyramides de Gizéh, le 8 octobre 18-28.

J’ai transporté mon camp et mes pénates à l’ombre des grandes pyramides, depuis hier que, quitlantSakkarah pour visiter l’une des merveilles du monde, sept chameaux et vingt ânes ont transporté nous et nos bagages à travers le désert qui sépare les pyramides méridionales de celles de Gizéh, les plus célèbres de toutes, 'et qu’il me fallait voir enfin avant de partir pour la Haute-Égypte. Ces merveilles ont besoin d’être étudiées de près pour être bien appréciées ; elles semblent diminuer de hauteur à mesure qu’on en approche, et ce n’est qu’en touchant les blocs île pierre dont elles sont formées, qu’on a une idée juste de leur masse et de leur immensité. II y a peu à faire ici, et lorsqu’on aura copié des scènes 71de la vie domestique, sculptées dans un tombeau voisin de la deuxième pyramide, je regagnerai nos embarcations qui viendront nous prendre à Gizéh, et nous cinglerons à force de voiles pour la Haute-Égypte, mon véritable quartier-général. Thèbes est là, et on y arrive toujours trop tard.

    Sauf un peu de fatigue de la journée d’hier, nous nous portons fort bien. Mais point encore

de nouvelles d’Europe!...... Adieu. 72

SIXIÈME LETTRE.

Béni-Hassan, le 5, et à Monfalouth, le 8 novembre 18-28.

Je comptais être à Thèbes le 1er novembre ; voici déjà le 5, et je me trouve encore à Béni-Hassan. C’est un peu la faute de ceux qui ont déja décrit les hypogées de cette localité, et en ont donné une si mince idée. Je comptais expédier ces grottes en une journée ; mais elles en ont pris quinze, sans que j’en éprouve le moindre regret ; je vais reprendre mon récit de plus haut.

Ma dernière lettre était datée des grandes pyramides, où je suis resté campé trois jours, non pour ces masses énormes et de si peu d’effet lorsqu’on les voit de près, mais pour l’examen et le dépouillement des grottes sépulcrales creusées dans le voisinage. Une, entre autres, celle d’un certain Eimaï, nous a fourni une série de 73bas-reliefs très-curieux pour la connaissance des arts et métiers de l’ancienne Égypte, et je dois donner un soin très-particulier à la recherche des monuments de ce genre, qui sont aussi bien de l’histoire que les grands tableaux de bataille des palais de Thèbes. J’ai trouvé autour des pyramides plusieurs tombeaux de princes (fils de rois) et de grands personnages, mais peu d’inscriptions d’un très-grand intérêt.

Je quittai les pyramides le 1 1 octobre, pour revenir sur mes pas et gagner notre ancien campement de Sakkarah, à travers le désert, et de là notre flotte mouillée à Bédréchéin, où nous arrivâmes le soir même, grâce à nos infatigables baudets et aux chameaux qui portaient tout notre bagage. Nous mîmes à la voile pour la Haute-Égypte, et ce ne fut que le 20 octobre, après avoir éprouvé tout l’ennui du calme plat et du manque total de vent du nord, que nous arrivâmes à Miniéh, d’où je fis repartir de suite, après une visite à la filature de coton, montée en machines européennes, et après l’achat de quelques provisions indispensables. On se dirigea sur Saouadéh pour voir un hypogée grec d’ordre dorique déjà décrit. De là nous cinglâmes vers Zaoïijet-el-Maïetin y où nous fûmes rendus le 20 même au soir ; là existent quelques hypogées décorés de bas-reliefs relatifs à la vie domestique et 74civile ; i’ai fait copier tout ce qu’il y avait d’intéressant, et nous ne les quittâmes que le 23 au soir, pour courir à Béni-Hassan à la faveur d’une bourrasque, à laquelle nous dûmes d’y arriver le môme jour sur les minuit.

    À l’aube du jour, quelques-uns de nos jeunes gens étant allés, en éclaireurs, visiter les grottes voisines, rapportèrent qu’il y avait peu à faire, vu que les peintures étaient à peu près effacées. Je montai néanmoins, au lever du soleil, visiter ces hypogées, et je fus agréablement surpris de trouver une étonnante série de peintures parfaitement visibles jusque dans leurs moindres détails, lorsqu’elles étaient mouillées avec une éponge, et qu’on avait enlevé la croûte de poussière fine qui les recouvrait, et qui avait donné le change à nos compagnons. Dès ce moment on se mit à l’ouvrage, et par la vertu de nos échelles, et de l’admirable éponge, la plus belle conquête que l’industrie humaine ait pu faire, nous vîmes se dérouler à nos yeux la plus ancienne série de peintures qu’on puisse imaginer, toutes relatives à la vie civile, aux arts et métiers, et ce qui était neuf, à la caste militaire. J’ai fait, dans les deux premiers hypogées, une moisson immense, et cependant une moisson plus riche nous attendait dans les deux tombes les plus reculées vers le nord : ces deux hypogées, dont NP



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